La Didachê est un texte assez court, écrit vers la fin du premier siècle. Il contient un chapitre sur le jeûne, dont voici un extrait: « Que votre jeûne ne soit pas comme celui des hypocrites, qui jeûnent le lundi et le jeudi. Quant à vous, jeûnez le mercredi et le vendredi11 ». Voilà qui est étrange! Pourquoi est-ce si important de changer les jours consacrés au jeûne? Où voulait en venir l’Église primitive?
C’était la coutume juive de célébrer le sabbat le samedi. C’est ce que l’ancienne alliance prescrivait. À présent, pour montrer à la fois la continuité et la rupture avec le judaïsme, les chrétiens continuent à célébrer le sabbat, mais un jour différent. C’est le dimanche: le jour où le Seigneur est ressuscité des morts et a créé un peuple nouveau. Et puisque les Juifs jeûnent les lundi et jeudi, nous jeûnerons d’autres jours.
Pourquoi? Pour la même raison: pour montrer à la fois une continuité et une rupture. Oui, nous pratiquerons nous aussi le jeûne; mais non, nous ne nous contentons pas de reproduire un rituel. Le jeûne chrétien a quelque chose de neuf. Nous l’adoptons, certes, mais nous y apportons un changement. Modifier les jours, ce n’est pas ce qui le rend chrétien. Ce n’est qu’un indice. Mais ce qui est certain, c’est que le jeûne chrétien est nouveau. À quel niveau? C’est ce que nous allons aborder dans ce chapitre.
Sur ce point, le passage biblique le plus important est Matthieu 9:14-172. Mon affirmation est peut-être radicale, mais je pense que ces mots de Jésus touchent directement et profondément au problème central du jeûne. Il pose la question: notre jeûne est-il spécifiquement chrétien? Si oui, en quoi?
UNE PRATIQUE SPÉCIFIQUEMENT CHRÉTIENNE? PAS SÛR.
Ce point est crucial pour au moins quatre raisons.
- Le jeûne, en tant qu’abstinence volontaire de nourriture pour des raisons religieuses, culturelles, politiques, ou de santé, est « une pratique que nous retrouvons dans toutes les sociétés, toutes les cultures et à travers tous les siècles3». Presque toutes les religions dans le monde pratiquent le jeûne. Même les personnes non religieuses jeûnent, pour des raisons politiques ou de santé. Dans ce cas, pourquoi les chrétiens devraient-ils se joindre à ce grand défilé païen d’ascétisme?
- Le jeûne était certes largement pratiqué par le peuple de Dieu dans l’Ancien Testament, mais l’avènement du royaume à travers le ministère de Jésus ne rend-il pas cette pratique obsolète? Peut-on verser le vin nouveau du royaume dans les vieilles outres du rituel et formalisme religieux ?
- Christ a triomphé sur la croix une fois pour toutes, et l’Esprit saint demeure en permanence dans l’Église. La puissance du Christ est donc à l’œuvre parmi nous! Cela ne devrait-il pas générer dans nos vies principalement un élan de célébration et non de mortification ?
- Au-delà de ces trois objections, le triomphe du jeûne sur les appétits du corps ne conduit-il pas à l’orgueil et à l’autosuffisance, ce qui est pire encore que la gourmandise?
Le jeûne est-il une pratique spécifiquement chrétienne? C’est loin d’être une évidence. Mais si c’est le cas, nous avons besoin de comprendre en quoi il est relié au cœur du message: le triomphe de Christ, sa mort, sa résurrection et son règne sur l’histoire, pour le salut de son peuple et la gloire de son Père.
LE JEÛNE, PRATIQUE RELIGIEUSE UNIVERSELLE
Personne ne sait où et quand le jeûne est né4. Des coutumes et des traditions associées au jeûne, vous en trouverez partout. La plupart des gens ont d’ailleurs entendu parler des jeûnes du judaïsme, et en particulier de la célébration du jour du grand pardon, ou Yom Kippour5 (Lévitique 16: 29-31). Ou encore du jeûne musulman du Ramadan, ou du jeûne hindou de la caste supérieure des Brahmanes6. La pratique du jeûne est répandue dans le monde entier.
Par exemple:
Les insulaires de l’île Andaman […] s’abstiennent de manger certains fruits,certaines racines comestibles, etc., en fonction des saisons, car le dieu Puluga […] le leur demande et enverrait un déluge si l’interdit n’était pas respecté. […] Parmi les Koita de Nouvelle-Guinée, une femme enceinte ne doit pas manger de bandicoot, d’échidné, de certains poissons, pas d’iguanes non plus. Et son mari doit respecter les mêmes interdits alimentaires. […] Parmi les Yoruba, [si un homme meurt], les veuves et ses filles sont enfermées et doivent refuser toute nourriture pendant au moins 24 heures. […] En Colombie-Britannique, les Stlatlumh (Lillooet) passent les quatre jours qui suivent des funérailles dans le jeûne, les lamentations, et les rituels d’ablution. […] Avant de mettre à mort l’aigle, un oiseau sacré, les tueurs d’aigles professionnels Cherokees doivent entamer une longue veille de prière et de jeûne. […] [D’autres] jeunes indiens américains [traversent souvent une longue période de privations] dans le but de découvrir à travers une vision l’esprit protecteur qui sera le leur pour le reste de [leur] vie. […] Parmi les tribus de Nouvelle-Galles-du-Sud, les garçons s’abstiennent de nourriture pendant les deux jours de cérémonies bora, et se contentent de boire un peu d’eau.7
LE JEÛNE, ARME POLITIQUE
Au jeûne religieux, répandu dans le monde entier, il faut ajouter le jeûne politique ou de protestation. Un des exemples les plus connus est celui du Mahatma Gandhi (1869–1948). Il a mené, pendant plus de trente ans, une croisade pacifique en faveur de l’indépendance de l’Inde. Sa famille et sa culture hindoues ont nourri sa passion pour le jeûne en tant qu’arme politique.
Sa mère était une hindoue fervente, qui ne se contentait pas des jeûnes imposés chaque année. Elle y ajoutait plusieurs jeûnes rigoureux au cours de la saison des pluies. Gandhi en avait gardé le souvenir:
Elle choisissait de faire les vœux les plus exigeants, et elle s’y tenait sans faillir. Durant les Chaturmas, elle avait pris l’habitude de ne prendre qu’un repas par jour. Mais lors d’un Chaturmas en particulier, elle ne s’en est pas contentée; elle a aussi jeûné un jour sur deux. À l’occasion d’un autre, elle a fait le vœu de ne pas toucher à la nourriture tant qu’elle ne voyait pas le soleil. Ces jours-là, nous, les enfants, guettions le ciel afin de pouvoir annoncer à notre mère l’apparition du soleil. Tout le monde sait qu’à l’approche de la saison des pluies, le soleil ne daigne pas souvent se montrer. Et je me souviens que certains jours, alors qu’il faisait soudainement son apparition, nous courrions l’annoncer à ma mère. Elle accourait pour le voir de ses propres yeux, mais entretemps le soleil avait déjà disparu, la privant ainsi de son repas. « Aucune importance, disait-elle joyeusement, Dieu ne voulait pas que je mange aujourd’hui ». Et elle retournait à ses diverses tâches quotidiennes.8
Pas surprenant que Gandhi ait alors fait du jeûne un élément essentiel de sa carrière politique. D’après les lois anciennes de Manu, un créditeur ne pouvait percevoir son dû qu’en humiliant le débiteur. Par exemple, il devait s’asseoir devant la maison de celui-ci sans manger, jour après jour, jusqu’à ce que le débiteur ait honte et paie sa dette.
Eric Rogers a observé: « cette technique indienne a fonctionné pour Gandhi. […] Sans aucun doute, son jeûne a touché plus de cœurs que toutes ses autres initiatives. Non seulement en Inde, mais à peu près partout, les hommes étaient hantés par l’image d’un petit homme frêle qui endurait la privation le cœur léger, au nom d’un principe9».
LE JEÛNE, RÉGIME DE SANTÉ
En-dehors des jeûnes religieux et politiques, il existe un jeûne pour raisons de santé (et qui peut être en rapport, ou non, avec la religion). Une recherche rapide du mot « jeûne » sur internet dévoile des centaines d’organisations et de publications dédiées à l’influence positive du jeûne sur la santé.
Le Centre international du jeûne en est un exemple bien connu, comme l’annonce leur site internet:
Mal dans votre peau? Pas en forme? Vous manquez d’énergie? Vous êtes tout simplement en mauvaise santé? Vous souhaitez améliorer votre santé physique, tout en ravivant votre conscience et votre spiritualité? Le jeûne scientifique à base de jus de fruits vous permettra d’atteindre tous ces objectifs très rapidement. Pas besoin d’interrompre vos habitudes de travail, votre vie, le sport que vous pratiquez ou vos études. Au contraire, vous serez plein d’énergie, pendant et après votre jeûne!
Nous venons de survoler plusieurs manières de jeûner dans le monde (comme pratique religieuse, arme politique ou pour raison de santé). Clairement, le jeûne n’est pas spécifiquement chrétien. En fait, il pourrait même être radicalement antichrétien, comme ce fut le cas dans le Nouveau Testament, lorsque quarante hommes « se sont engagés, sous peine de malédiction contre eux-mêmes, à ne rien manger ni boire » avant d’avoir tué l’apôtre Paul (Actes 23: 21).
Le jeûne peut être détourné, même parmi les chrétiens, et devenir une technique légaliste (comme nous le verrons), ou encore créer un asservissement destructeur (comme dans l’anorexie mentale10). Tout cela soulève une question: pourquoi un chrétien devrait-il consacrer tant d’efforts à un rituel si largement utilisé pour des motifs non chrétiens, qu’ils soient religieux, politiques, ou de remise en forme?
LE JEÛNE A-T-IL SA PLACE AU SEIN DU ROYAUME DE DIEU?
La prédominance du jeûne dans l’Ancien Testament pose encore une autre question: cette pratique est-elle toujours d’actualité pour ceux qui vivent après la venue du Messie et l’avènement du royaume de Dieu? Jésus a dit: « Mais si c’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons, alors le royaume de Dieu est venu jusqu’à vous » (Luc 11: 20).
Et quand les pharisiens lui ont posé des questions sur l’avènement du royaume, il a dit: « le royaume de Dieu est au milieu de vous » (Luc 17: 21). En un certain sens, nous avons cette conviction profonde que le royaume de Dieu tant attendu est déjà là, grâce à la vie et au ministère de Jésus.
C’est ce « mystère du royaume » auquel pensait Jésus quand il a dit à ses disciples: « C’est à vous qu’il a été donné de connaître le mystère du royaume de Dieu, mais pour ceux qui sont à l’extérieur tout est présenté en paraboles » (Marc 4: 11).
Cette nouvelle réalité était stupéfiante pour le monde. « La nouvelle vérité, désormais confiée aux hommes par révélation à travers la personne et la mission de Jésus, est que le royaume qui doit finir par venir dans une puissance apocalyptique, comme l’avait vu par avance Daniel, est en fait déjà entré dans le monde, sous une forme cachée afin d’œuvrer secrètement en l’homme et parmi les hommes11».
La question se pose alors d’autant plus: le jeûne a-t-il sa place dans l’Église, ce nouveau peuple du royaume que Dieu rassemble du milieu de tous les peuples du monde? Certains pensent que non.
Selon Keith Main, l’émergence du royaume de Dieu dans le ministère de Jésus modifie radicalement l’importance du jeûne: « La joie et la reconnaissance qui marquent la vie de prière du Nouveau Testament sont un signe de l’arrivée fracassante du royaume de Dieu. Le jeûne n’est désormais plus en harmonie avec l’attitude de joie et de reconnaissance qui caractérise la communion12».
PAUL ANNULE-T-IL LE JEÛNE?
Keith Main semble avoir raison si on parcourt le reste du Nouveau Testament (à l’exception des Évangiles). Le jeûne y est à peine mentionné13. Main insiste:
[Le jeûne] n’est plus une question primordiale pour l’Église. […] Paul, suivant le modèle de Jésus, détourne délibérément l’attention des disciples du jeûne et de toute autre forme d’ascétisme, en faveur de la prière, du service et du travail pour le royaume. L’œuvre missionnaire sert de correctif et de contrepoint non seulement aux rêveries apocalyptiques, mais aussi à la coutume ancienne et dépassée du jeûne. […] Un sentiment de vie éternelle nous étreint! Le croyant avance désormais au son d’une nouvelle mélodie. Et il est extrêmement difficile de réconcilier le Christ ressuscité avec le formalisme du jeûne14.
Le jeûne est rarement mentionné dans les épîtres du Nouveau Testament; par contre, le royaume y est présent dans la joie, et l’Esprit de Christ y est glorieusement à l’œuvre. Le jeûne est-il donc toujours pertinent pour l’Église?
La nécessité de se poser cette question rend la déclaration de Jésus sur le jeûne, en Matthieu 9: 14-17, essentielle. D’après moi, c’est le passage biblique le plus important à propos du jeûne.
La question se pose d’autant plus si on considère que dans les lettres de Paul la nourriture y est célébrée comme une bonne chose et l’ascétisme considéré comme une arme sans beaucoup d’efficacité contre la complaisance charnelle. Les pratiques du manger et du boire n’y sont pas essentielles, à moins qu’elles n’expriment l’amour et le contentement en Christ.
LA NOURRITURE EST UNE BONNE CHOSE
En 1 Timothée 4: 1-5, Paul nous prévient: à la fin des temps, « certains abandonneront la foi […]. Ces gens-là interdisent de se marier et de consommer des aliments ». Et voici la réaction qu’il préconise: « Tout ce que Dieu a créé est bon et rien ne doit être rejeté, pourvu qu’on le prenne dans une attitude de reconnaissance, car cela est rendu saint par la parole de Dieu et la prière ».
Paul met en garde contre une forme d’ascétisme religieux qui exalte le jeûne au point de minimiser ou déformer la bonté de Dieu qui se manifeste dans le don de la nourriture. Même lorsqu’il parle du repas du Seigneur, Paul n’encourage pas les chrétiens à se détourner de la nourriture. Il demande simplement aux Corinthiens que chacun « mange chez lui, afin que vous ne vous réunissiez pas pour attirer un jugement sur vous » (1 Corinthiens 11: 34).
LE POINT FAIBLE DE L’ASCÉTISME
Que valent les mesures sévères que nous infligeons à notre corps? Selon Paul, elles sont limitées. Elles peuvent soumettre les appétits de la chair, mais aussi en attiser l’orgueil.
Paul redoute que les Colossiens ne s’éloignent de la foi simple et profonde en Christ pour utiliser des rituels extérieurs comme moyens de sanctification: « Pourquoi […] vous soumettez-vous à toutes ces règles: “Ne prends pas! Ne goûte pas! Ne touche pas!”? Elles ne concernent que des choses destinées à disparaître dès qu’on en fait usage. Il s’agit bien là de commandements et d’enseignements humains! » (Colossiens 2: 20-22).
En quoi ces « commandements et enseignements humains » à ne pas « goûter » sont-ils un problème? Paul répond: « Ils ont, en vérité, une apparence de sagesse, car ils indiquent un culte volontaire, de l’humilité et le mépris du corps, mais ils sont sans aucune valeur et ne servent qu’à la satisfaction personnelle » (Colossiens 2: 23). C’est une mise en garde sérieuse contre toute vision simpliste du jeûne.
Nous ne devons pas penser qu’il nous fera automatiquement du bien au niveau spirituel. Ce n’est pas si simple. « Le mépris du corps » peut se contenter de nourrir l’autosuffisance de la chair. C. S. Lewis a clairement perçu cette réalité, et tiré la sonnette d’alarme:
Le jeûne renforce la volonté contre les appétits de toutes sortes. La récompense en est la maîtrise de soi, et le danger, l’orgueil. La faim, si elle est involontaire, soumet nos appétits et notre volonté à la volonté de Dieu. Soit elle donne une occasion de se soumettre, soit elle nous expose au danger de la rébellion. Mais cette souffrance est bénéfique, rédemptrice, surtout parce qu’elle peut diminuer la volonté de se rebeller. Les pratiques ascètes qui rendent notre volonté plus forte ne sont utiles que dans la mesure où elles nous permettent de faire régner l’ordre dans nos passions en guise de préparation à nous offrir entièrement à Dieu. Elles sont nécessaires seulement en tant que moyen. Elles ne sont pas un but en soi… si elles l’étaient, elles en deviendraient abominables. Pourquoi? En substituant purement et simplement la volonté aux appétits, elles ne feraient que remplacer le moi animal par le moi diabolique. Il est donc bien vrai que « Dieu seul peut mortifier».15
La vraie mortification de notre nature charnelle n’est pas purement et simplement une question de renoncement à soi et de discipline. Il s’agit d’une affaire spirituelle, intérieure. Il s’agit de trouver plus de satisfaction en Christ que dans la nourriture.
MANGER OU NE PAS MANGER, LÀ N’EST PAS LA QUESTION
Manger ou ne pas manger n’est pas la question essentielle pour Paul. Ce choix ne prend de l’importance que s’il exprime l’amour, et une satisfaction incomparable en Dieu.
C’est pourquoi il dit à l’Église de Rome: « Que celui qui mange de tout ne méprise pas celui qui ne le fait pas, et que celui qui ne mange pas de tout ne juge pas celui qui le fait, car Dieu l’a accueilli. Qui es-tu pour juger le serviteur d’un autre? Qu’il tienne bon ou qu’il tombe, cela regarde son seigneur. Mais il tiendra bon, car Dieu a le pouvoir de l’affermir… Que chacun ait dans son esprit une pleine conviction… Celui qui mange de tout, c’est pour le Seigneur qu’il le fait, puisqu’il exprime sa reconnaissance à Dieu. Celui qui ne mange pas de tout le fait aussi pour le Seigneur, et il est reconnaissant envers Dieu » (Romains 14: 3-6).
Ces mots de Romains 14 ne font pas référence au jeûne. La situation était la suivante: peut-on manger une nourriture que certains frères considèrent comme interdite en raison de ce à quoi elle est associée? Le principe est le même avec le jeûne. Manger ou ne pas manger, jeûner ou ne pas jeûner, tout cela, nous pouvons le faire « pour le Seigneur » avec « reconnaissance à Dieu ».
C’est pourquoi, « que chacun ait dans son esprit une pleine conviction ». Et, comme Paul le dit en Colossiens 2: 16: « Que personne donc ne vous juge au sujet du manger ou du boire ». Car « ce n’est pas un aliment qui nous rapproche de Dieu: si nous en mangeons, nous n’avons rien de plus; si nous n’en mangeons pas, nous n’avons rien de moins » (1 Corinthiens 8: 8). « Tout m’est permis, mais tout n’est pas utile; tout m’est permis, mais je ne me laisserai pas dominer par quoi que ce soit » (1 Corinthiens 6: 12).
LE TEXTE BIBLIQUE LE PLUS IMPORTANT À PROPOS DU JEÛNE
La question exige donc toute notre attention: le jeûne est-il une pratique chrétienne? Si oui, de quelle façon? C’est ce dont parle Jésus en Matthieu 9: 14-17. C’est pour cette raison qu’il s’agit du passage biblique le plus important au sujet du jeûne. Observons-le de plus près.
Alors, les disciples de Jean vinrent vers Jésus et dirent:
– Pourquoi nous et les pharisiens jeûnons-nous souvent, tandis que tes disciples ne jeûnent pas?
Jésus leur répondit:
– Les invités à la noce peuvent-ils être tristes tant que le marié est avec eux? Les jours viendront où le marié leur sera enlevé, et alors ils jeûneront. Personne ne coud un morceau de tissu neuf sur un vieil habit, car la pièce ajoutée arrache une partie de l’habit et la déchirure devient pire.On ne met pas non plus du vin nouveau dans de vieilles outres, sinon les outres éclatent, le vin coule et les outres sont perdues; mais on met le vin nouveau dans des outres neuves, et le vin et les outres se conservent.
Les disciples de Jean-Baptiste demandent à Jésus pourquoi ses disciples ne jeûnent pas. Il est donc clair que ceux-ci ne jeûnaient pas quand il était avec eux. En fait, l’exemple que donnait Jésus lui avait valu la réputation d’être tout sauf un ascète.
Quand il a loué le ministère de Jean-Baptiste, il a dit aux foules: « En effet, Jean-Baptiste est venu, il ne mange pas de pain et ne boit pas de vin, et vous dites: “Il a un démon”. Le Fils de l’homme est venu, il mange et il boit, et vous dites: “C’est un glouton et un buveur, un ami des collecteurs d’impôts et des pécheurs” » (Luc 7: 33-35).
En d’autres termes, Jean pratiquait beaucoup le jeûne, et Jésus le pratiquait peu, ou pas du tout (à l’exception de son jeûne initial de quarante jours).
POURQUOI LES DISCIPLES DE JÉSUS NE JEÛNAIENT-ILS PAS ?
Les disciples de Jean viennent donc demander à Jésus pourquoi ses disciples ne jeûnent pas: « Pourquoi les pharisiens et nous jeûnons-nous [souvent], tandis que tes disciples ne jeûnent pas? ». Jésus leur répond par une image: « Les invités à la noce peuvent-ils être tristes tant que le marié est avec eux? »
Par ces mots, Jésus enseigne deux choses.
- De manière générale, à cette époque, le jeûne était associé à l’affliction et aux lamentations. C’était l’expression de détresse d’un cœur brisé, le plus souvent par rapport au péché, ou face à un danger particulier, ou une bénédiction vivement désirée qui se faisait attendre. C’est ce que l’on faisait lorsque les choses n’allaient pas dans le sens désiré.
- La situation n’est pas la même pour les disciples. C’est la seconde chose que Jésus nous enseigne: le Messie est là, et sa venue est comme l’arrivée de l’époux au repas de noces. Jésus nous dit qu’il s’agit d’une chose trop belle pour se mêler au jeûne. Jésus est en train de revendiquer quelque chose d’énorme. Dans l’Ancien Testament, c’est Dieu qui s’était présenté comme l’époux de son peuple Israël:
Tout comme un jeune homme épouse une jeune fille vierge, tes descendants deviendront pour toi pareils à des époux, et tout comme la fiancée fait la joie de son fiancé, tu feras la joie de ton Dieu.ÉSAÏE 62: 5
Je suis passé près de toi et je t’ai regardée: tu étais en âge d’aimer. J’ai étendu sur toi le pan de mon habit, j’ai couvert ta nudité et je me suis engagé envers toi. Je suis entré dans une relation d’alliance avec toi, déclare le Seigneur, l’Éternel, et tu as été à moi.
ÉZÉCHIEL 16: 8
Je te fiancerai à moi pour toujours. Je te fiancerai à moi par la justice, la droiture, la bonté et la compassion, je te fiancerai à moi par la fidélité, et tu connaîtras l’Éternel.
OSÉE 2: 21-22
À présent le Fils de Dieu, le Messie, le Prince et Souverain longtemps espéré, est là, et il revendique le statut d’Époux (de son peuple). Un peuple qui sera le véritable Israël. Jean-Baptiste avait déjà compris cela. Quand ses disciples lui ont demandé qui était Jésus, il a répondu:
Vous-mêmes m’êtes témoins que j’ai dit: « Moi, je ne suis pas le Messie, mais j’ai été envoyé devant lui ». Celui qui a la mariée, c’est le marié, mais l’ami du marié, qui se tient là et qui l’entend, éprouve une grande joie à cause de la voix du marié. Ainsi donc, cette joie qui est la mienne est parfaite.
JEAN 3: 28-29
Ce que Jean laisse entendre de façon partiellement voilée est du même ordre que ce que dit Jésus sur son identité. Si vous aviez des oreilles pour entendre, vous pouviez l’entendre. Dieu, celui qui s’était fiancé à Israël dans un pacte d’amour, était venu!
C’était tellement stupéfiant, glorieux et inattendu sous cette forme, que Jésus a dit: « Vous ne pouvez tout simplement pas jeûner dans cette situation. C’est une trop grande joie, c’est trop spectaculaire et merveilleux.
Le jeûne est réservé aux temps où nous languissons, souffrons, et aspirons à autre chose. Mais l’Époux d’Israël est ici. Après des milliers d’années passées à en rêver, à attendre et à espérer, il est là! » L’absence de jeûne chez les disciples témoigne de la présence de Dieu au milieu d’eux.
QUAND LES DISCIPLES JEÛNERONT-ILS?
Jésus a ajouté: « Les jours viendront où le marié leur sera enlevé, et alors ils jeûneront ». La partie qui nous intéresse est: « et alors ils jeûneront » Mais à quelle période Jésus fait-il référence?
Selon certains, il s’agirait des quelques jours entre sa mort et sa résurrection. En d’autres termes: l’Époux sera enlevé du vendredi saint au dimanche matin de Pâques. Au cours de ces trois jours, les disciples jeûneront. Mais il reviendra vers eux ensuite, et ils ne jeûneront plus.
Nous trouvons de quoi appuyer ce point de vue dans Jean 16: 22-23, où Jésus prédit sa mort et sa résurrection par ces mots: « Vous donc aussi, vous êtes maintenant dans la tristesse, mais je vous reverrai et votre cœur se réjouira, et votre joie, personne ne vous l’enlèvera. Ce jour-là, vous ne m’interrogerez plus sur rien. En vérité, en vérité, je vous le dis, tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donnera ».
En d’autres termes, après la résurrection, pendant tout le temps de l’Église, les disciples de Christ connaîtront une joie inaltérable. Le jeûne est-il donc exclu? Jésus prophétise-t-il que ses disciples ne jeûneront qu’entre le Vendredi saint et Pâques?
C’est peu probable, et cela, pour plusieurs raisons. L’une d’entre elles est que, quelle qu’ait été sa joie, l’Église primitive a jeûné en certaines occasions (Actes 13: 1-3; 14: 23; 2 Corinthiens 6: 5; 11: 27). Selon elle, Jésus n’avait donc pas exclu de jeûner après la résurrection.
Mais que veut alors dire Jésus par ces mots: « Les jours viendront où le marié leur sera enlevé, et alors ils jeûneront »? Jésus explique à ses disciples qu’après sa mort et sa résurrection, il retournera auprès de son Père au ciel, et qu’à ce moment-là ils jeûneront. Robert Gundry a raison de dire: « Le temps que durera l’Église correspond aux “jours” qui “viendront quand le marié sera enlevé” ».16
À mon avis, l’argument le plus solide en faveur de ce point de vue est le suivant: dans l’unique autre passage où Jésus utilise le terme « marié », il fait référence à la fin du temps de l’église.
En Matthieu 25: 1-13, Jésus décrit sa seconde venue comme l’arrivée du marié: « Au milieu de la nuit, on cria: “Voici le marié, allez à sa rencontre!” Alors, toutes ces jeunes filles se réveillèrent et préparèrent leurs lampes » (v.6). Jésus se considère donc réellement comme le marié qui ne s’est pas seulement absenté trois jours entre le Vendredi saint et Pâques, mais tout le temps qui précède sa seconde venue. C’est donc à ce laps de temps qu’il pense lorsqu’il dit: « et alors, ils jeûneront ». Jusqu’à la seconde venue.
Arthur Wallis intitule, à juste titre, un chapitre de son livre: « C’est aujourd’hui le temps17 ». Aujourd’hui est le temps auquel Jésus fait référence quand il dit que ses disciples jeûneront: « Tant que je suis là au milieu de vous, en qualité de marié, vous ne pouvez pas jeûner, mais je ne serai pas toujours avec vous. Viendra le temps où je retournerai auprès de mon Père au ciel. Et pendant ce temps, vous jeûnerez » (paraphrase). Et c’est aujourd’hui!
Jésus a, certes, donné l’Esprit saint en son absence, et l’Esprit saint est « l’Esprit de Jésus » (Actes 16: 7; 2 Corinthiens : 17). Dans un sens, Jésus est donc toujours avec nous: c’est une réalité profonde et merveilleuse! Il a dit à propos du « Consolateur », l’Esprit: « Je ne vous laisserai pas orphelins, je reviens vers vous » (Jean 14: 18).
Nous jouirons, cependant, d’un plus grand degré d’intimité un jour au ciel avec Christ, quand ce temps présent sera révolu. Mais d’un autre côté, Christ n’est pas avec nous, il est absent. D’où ces paroles de Paul: « Oui, nous sommes pleins de confiance et nous aimerions mieux quitter ce corps pour aller vivre auprès du Seigneur » (2 Corinthiens 5: 8), et: « Je suis tiraillé des deux côtés: j’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ, ce qui est de beaucoup le meilleur » (Philippiens 1: 23).
En d’autres termes, pendant cet âge de l’histoire, chaque chrétien souffre du fait que Jésus n’est pas présent d’une manière aussi complète, aussi intime, aussi puissante et glorieuse qu’il le souhaiterait. Nous avons faim de plus. Et c’est pourquoi nous jeûnons.
LA VIEILLE OUTRE QUI DOIT DISPARAÎTRE REPRÉSENTE-T-ELLE LE JEÛNE?
Jésus ajoute ensuite une information de la plus haute importance, en utilisant la double image des pièces de vêtement et des vieilles outres:
Personne ne coud un morceau de tissu neuf sur un vieil habit, car la pièce ajoutée arrache une partie de l’habit et la déchirure devient pire. On ne met pas non plus du vin nouveau dans de vieilles outres, sinon les outres éclatent, le vin coule et les outres sont perdues; mais on met le vin nouveau dans des outres neuves, et le vin et les outres se conservent.
MATTHIEU 9: 16-17
Le morceau de tissu neuf et le vin nouveau représentent la nouvelle réalité inaugurée par l’arrivée de Jésus: le royaume de Dieu est là. Le marié est venu. Le Messie est parmi nous. Et cela n’a rien de temporaire. Il n’apparaît pas pour repartir aussitôt. Le royaume de Dieu n’est pas venu en Jésus pour disparaître ensuite de la terre.
Jésus est mort pour nos péchés une fois pour toutes. Il est ressuscité des morts une fois pour toutes. L’Esprit a été envoyé dans le monde pour signifier la présence réelle de Jésus parmi nous.
Le royaume de Dieu est la puissance de Christ qui règne dans le monde: il soumet les cœurs au Roi et crée un peuple qui croit en lui et le sert avec foi et sainteté. L’Esprit du marié rassemble et purifie une épouse pour Christ. Tel est l’Évangile de Christ et « le mystère du royaume18 ». C’est le vin nouveau.
Et Jésus précise bien que les vieilles outres ne peuvent pas le contenir. Quelque chose doit changer.
Que représentent les vieilles outres? Le contexte fait un lien direct avec le jeûne. Jésus ne passe pas à un autre sujet. Suivez son raisonnement des versets 15 à 16: « Les jours viendront où le marié leur sera enlevé, et alors ils jeûneront. Personne ne coud un morceau de tissu neuf sur un vieil habit ». Pas de rupture entre les deux phrases. Et c’est le cas dans les trois Évangiles qui rapportent cette parole. Le vieil habit rétréci et les vieilles outres déchirées font directement référence au jeûne en tant qu’ancienne coutume juive.
Le jeûne est un héritage de l’Ancien Testament et il fait partie du rituel juif pour entretenir la relation avec Dieu.
Jésus offre un aperçu de cette ancienne pratique quand il mentionne la prière du pharisien: « Ô Dieu, je te remercie de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, qui sont voleurs, injustes, adultères, ou même comme ce collecteur d’impôts. Je jeûne deux fois par semaine et je donne la dîme de tous mes revenus » (Luc 18: 11-12).
Les vieilles outres font référence à cette pratique traditionnelle du jeûne. Et Jésus précise bien qu’elles ne peuvent contenir le vin nouveau du royaume qu’il vient apporter.
Cela nous pose un problème. Jésus annonce que nous jeûnerons quand le marié sera parti (Matthieu 9: 15). Puis, deux versets plus tard, il apporte cette précision: l’ancien jeûne ne peut contenir le vin nouveau du royaume.
Autrement dit, les disciples de Jésus jeûneront bel et bien, mais le jeûne, tel qu’ils l’ont connu, ne convient pas à la nouvelle réalité de sa présence et à l’irruption du royaume de Dieu.
Pour connaître la réponse de John Piper qu’il développe dans son livre Jeûner, au chapitre 1, RDV la semaine prochaine!
1Didachê, section 8, cité dans The Apostolic fathers, Londres: Heinemann, 1970, p. 321.
2Richard Foster en dit presque autant, à propos de Matthieu 9: 14-17: « Il s’agit peut-être de la réponse la plus importante du Nouveau Testament à la question: les chrétiens devraient-ils jeûner aujourd’hui? », Richard FOSTER, The Celebration of discipline , op. Cit., p. 46. Les passages parallèles se trouvent en Marc 2: 18-22 et Luc 5: 33-39.
3Richard FOSTER, « Fasting », in New dictionary of christian ethics and pastoral theology, Downers Grove: InterVarsity, 1995, p. 376.
4« Il n’existe probablement pas une seule et unique cause à l’origine de la pratique du jeûne », par A. MACLEAN « Fasting », in Encyclopedia of religion and ethics, éd: James Hastings, New York: Charles Scribner’s sons, 1912, p. 759.
5L’expression en hébreu dans le Lévitique: « humilier (ou affliger) l’âme », était comprise par les Juifs comme un appel au jeûne. C’est de cette façon que ce jour est devenu celui du jeûne le plus important de l’histoire juive. Ce lien entre « affliger l’âme » et jeûner est souligné dans ce verset: « J’humiliais mon âme par le jeûne » (Psaumes 35: 13). C’est probablement « le jeûne » dont Luc parle en Actes 27: 9.
6Éric ROGERS mentionne, dans l’un de ses chapitres, que toutes ces religions pratiquent le jeûne: Fasting, The phenomenon of self-denial, Nashville: Thomas Nelson, 1976, 2e partie, chapitres 4, 6, 7.
7Encyclopedia of religion and ethics, op. cit., p. 760-761.
8Cité dans Rogers, The Phenomenon of self-denial, p. 77-78.
9Ibid., p. 79-80.
10Ibid., p.135; le caractère tragique de cette maladie transparaît dans le témoignage de cette jeune femme: « Tout ce que je veux, c’est devenir plus mince, et plus mince encore, mais je ne veux pas y prêter attention en permanence, et je ne veux passer à côté de rien. C’est cette éternelle tension entre vouloir être mince, et ne pas vouloir renoncer à se nourrir, car c’est trop épuisant. Sur tous les autres sujets, je suis quelqu’un de raisonnable, mais je sais que sur celui-ci je suis folle ».
11George Ladd, The Presence of the future, Grand Rapids: Eerdmans, 1974, p. 225 (les italiques sont d’origine).
12Keith Main, Prayer and fasting: A study in the devotional life of the early Church, New York: Carlton Press, 1971, p. 84.
13Les références qui concernent le jeûne, en dehors des Évangiles, se trouvent en Actes 13: 2-3; 14: 23; 2 Corinthiens 6: 5 ; 11: 27. Les références dans la traduction King James de 1 Corinthiens 7: 5 et Actes 10: 30 n’apparaissaient probablement pas dans les meilleurs et les plus anciens manuscrits grecs.
14Keith Main, Prayer and fasting, op. cit., p. 54, 60-61.
15C. S. Lewis, Le problème de la souffrance , Le Mont-Pèlerin: Raphaël, 2001 (trad. libre).
16Robert Gundry, Matthew, Grand Rapids : Eerdmans, 1982, p. 169.
17Arthur Wallis, God’s chosen fast, Fort Washington: CLC, 1968, p.28-32.
18Cf. note 11.