Il savait pertinemment qu’il devait quitter Facebook. Pour toujours. Après tout, il ne s’en servait pas vraiment. En fait, ça ne faisait que gâcher son temps. Et pourtant, quelque chose le retenait. Quelque chose qui vous empêche peut-être aussi d’être… radicalement ordinaire.
L’index de ma main droite s’est figé en l’air, dans un moment d’indécision. Devais-je cliquer ou simplement oublier que je m’étais déjà senti coupable de gaspiller tellement de temps ? Même à ce moment précis, il me semblait absurde d’hésiter pour un simple petit clic. Après tout, ce n’était pas une question de vie ou de mort. Loin de là. Alors pourquoi avais-je tant de mal à le faire ?
J’avais envisagé de me « débrancher » des réseaux sociaux pendant quelques mois. J’étais perturbé — et parfois même dégoûté — par tout ce temps que je consacrais à rester en contact avec mes « amis » (je dois avouer que la plupart ne m’avaient pas manqué pendant quinze ans, et soudainement, je ne pouvais plus supporter l’idée de me séparer d’eux). J’étais frustré face à mon manque de discipline, et j’avais compris que ces sites étaient finalement devenus — si j’ose dire — une sorte de péché virtuel. C’en était trop. Je savais ce qu’il me restait à faire. Mais étais-je prêt à le faire ?
Ce matin-là, jour J de l’assaut contre Facebook, j’ai entamé le processus comme souvent lorsque je me décide à obéir : à contrecœur. Plutôt que de simplement annuler mon compte, j’ai d’abord essayé de réduire ma liste d’amis. Encore une immense perte de temps. J’ai passé une demi-journée à supprimer une centaine d’« amis ». Mais j’ai vite compris que j’allais encore gaspiller une semaine de ma vie rien que pour décider qui devait rester ou partir. Alors j’ai fait le grand saut et cliqué nerveusement sur les paramètres de mon compte.
Dans les dix minutes qui ont suivi, j’ai commencé à prendre conscience de l’emprise de Facebook sur le monde, un peu comme Dorothée qui découvre que le grand magicien d’Oz n’est en fait qu’un imposteur. Alors que je cherchais à fermer mon compte, j’ai été entraîné dans un labyrinthe de pièges destinés à me retenir. Êtes-vous sûr de vouloir faire ça ? Pour quelles raisons voulez-vous partir ? Vous inquiétez-vous de la sécurité de votre vie privée ? Aucun problème. Il vous suffit d’activer vos paramètres de confidentialité. Vous passez trop de temps sur Facebook ? Nous pouvons vous aider pour cela aussi. Cela devenait de plus en plus sournois. Sur la page suivante, sont brusquement apparues les photos de ceux avec lesquels j’avais le plus discuté depuis l’ouverture de mon compte. Mais si vous partez, vous allez manquer à mamie. Vous allez manquer à votre propre père. Vos enfants ne sauront plus que vous existez. Comment pouvez-vous les abandonner maintenant ?
Et moi j’étais là, le doigt suspendu au-dessus de la souris, face à cette terrible décision. Je suis heureux (bien qu’un peu gêné) d’annoncer qu’après avoir passé encore vingt minutes assis devant mon ordinateur, je l’ai fait. J’ai cliqué sur le dernier bouton. Mais la suite s’est révélée être une énorme déception profondément humiliante. La dernière page s’est affichée sur l’écran : Pas de souci. Si jamais vous voulez revenir, vous n’aurez qu’à vous connecter pour réactiver votre compte. Quoi ? Juste se reconnecter ? Vous voulez dire qu’après tout cela je n’ai même pas droit à la satisfaction de l’irrévocabilité ? Au fond, j’espérais qu’ils soient furieux, vexés ou quelque chose comme ça. J’attendais peut-être même quelques larmes virtuelles. Cela aurait été un peu plus gratifiant s’ils avaient été dévastés de me voir partir. D’autant plus que j’avais lutté avec acharnement pendant des mois pour me décider. Mais l’indifférence du dernier adieu de Facebook m’a obligé de constater à quel point ma présence était insignifiante sur le site.
Les conséquences de cette décision de me déconnecter des réseaux sociaux m’ont affecté plus profondément que prévu. Au bout de quelques jours je me suis surpris à me demander si quelqu’un (à part mamie, mon père ou mes enfants) avait remarqué mon « départ ». J’ai aussi fini par comprendre que j’avais laissé mon nombre à trois chiffres d’« amis » Facebook définir mon identité. J’étais fier de recevoir des commentaires de la part de connaissances que j’avais perdues de vue. Elles réagissaient à des petits posts amusants et me faisaient des compliments sur ma jolie petite famille ou sur mon relatif « succès » dans la vie. Encore une fois, j’ai pu constater que l’étendue de mon orgueil était sans borne. Au cours des mois qui ont suivi cette expérience, j’ai ressassé cette question : quelles sont les autres choses que nous laissons nous définir ?
Extrait tiré de Radicalement ordinaire, un livre d’un auteur volontairement anonyme (à paraître en avril 2017).